• Tout ce qui se manifeste est vision de l'invisible. (Anaxagore)

     

    Au premier abord, cette citation me laisse perplexe.  Elle est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît.  Le mot « vision » me pose problème.  Dans le sens où je l'entends habituellement, je ne parviens pas à comprendre la phrase ou plus exactement, ce que j'en saisis spontanément est absurde. Classiquement, et pour faire court, la vision est envisagée comme une fonction par laquelle des images sont captées par l'œil.  Elle suppose un « en face » vers lequel tendrait un sujet « visant ». J'en conclus que le mot problématique est certainement à prendre dans son acception métonymique ; le « vu » se substituant ainsi au « visant ».  Dans ce cas, une vision est : ce qui s'offre à la vue et...tout paraît plus clair.  Ne dit-on pas par ailleurs : « Quelle belle vue ! », faisant de la vue, au même titre que de la vision dans la phrase à commenter, le synonyme d'un « paysage » ?  Dès lors « Tout ce qui se manifeste » serait-il l'image de l'invisible, ou (puisque Anaxagore s'intéressait fortement à l'anatomie et à la biologie) le symptôme permettant de concevoir le saint des saints du réel, son intimité ?  Anaxagore distinguerait-il déjà la matière et l'esprit ? Et quel est cet invisible ? Est-il à chercher du côté de sa théorie des homéoméries selon laquelle la matière éternelle se résoudrait en parties infinies en nombre et « petitesse » et parfaitement semblables les unes aux autres ? ou doit-on penser qu'il est plutôt le Noûs, cette Intelligence omniprésente, imperceptible et sans fin, mais nécessairement extérieure à tout ce qu'elle anime et organise ? « [...] le Noûs,[lui], est infini, autonome, et ne se mélange à rien; il est seul lui-même et par lui-même... ». Tout ce qui apparaît lui devrait alors sa forme. Avant son action extérieure, la matière n'était qu'un mélange primitif dépourvu d'organisation, un magma.  Mais attention !  N'allons pas trop vite et ne faisons pas de ce présocratique un grand prêtre.  Bien qu'il semble décrire le Noûs comme une force spirituelle, omnisciente et consciente d'elle-même, son action n'en est pas pour autant providentielle.  Qu'est-ce à dire ?  Le Noûs ne poursuit aucun plan et organise au hasard ce qui n'était que chaos avant son intervention.  Il ne vise pas le Bien et n'est pas une volonté morale. Aucune divinité, aucune possibilité de présage donc.  L'homme lui-même ne devrait sa spécificité qu'à une agrégation particulière d'atomes.  Il n'en reste pas moins que cette Intelligence  transcendante ressemble étrangement à un Dieu causa sui, c'est à dire, incausé, si ce n'est par lui-même...

      

    Thierry Aymès

     

    (Copyright: T.Aymès/PACAINFOECO-www.pacainfoeco.com)


    votre commentaire
  • Aimer, c'est trouver sa richesse hors de soi. (Emile Chartier, dit Alain).
     

    Cette citation m'en rappelle immédiatement une autre.  « L'amour fait grâce à l'homme de s'appartenir hors de ce qu'il est » ; elle est de Joë Bousquet, un magnifique poète carcassonnais de la première moitié du 20ième siècle.  J'avais 18 ans lorsque j'achetai mon premier livre de ce grand homme : « La connaissance du soir ».  Dans une petite librairie du Puys-en-Velay.  Je me souviens de Cathy qui m'y avait accompagné.  Je ne l'aimais pas exactement.  Elle était jolie.  Je lui avais immédiatement préférais ce recueil.  Je l'ai perdu et racheté combien de fois ? 

    Mais il s'agit d'Alain et de ce qu'il nous dit ici de l'amour.  Il nous parle de richesse, mais de quelle richesse est-il question ?  De celle que l'on ne possède pas bien sûr; de celle qui se dessine en creux.   Juste un peu plus loin dans la phrase, il précise sa pensée « ...je dis sa richesse intime... »  Si j'osais, j'ajouterais « extimement intime » en ce que l'amour n'a pas de lieu où se substantifier.Non ! ou plutôt oui !  L'amour nous rend paradoxalement riches d'être pauvres, c'est à dire sans dedans ; il est un pur dehors et nous rend riches de nous arracher aux grimaces d'un ego psycho-rigide : riches de n'être ni identité, ni crispation, mais vent...un vent sur le visage de l'autre.  Là encore, pardonnez-moi, me revient une phrase de Sartre cette fois-ci ; une phrase qui ne parle pas de l'amour, mais de la...conscience.  Ce qu'il en dit est étrangement semblable à ce que nous pourrions dire de l'amour : « ...la conscience est claire comme un grand vent, [qu']il n'y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi[1] »

    Aimer, c'est trouver, sans l'avoir cherché, son salut dans une incessante course vers un ailleurs.  Aimer, c'est être ravi, au sens où le « ravi » est bien victime d'un rapt commis par un ravisseur ou bien plutôt par une « ravissante » ou un « ravissant » quel qu'il soit.  Reste à se tenir toujours disposé(e)s à l'envol, au départ, au voyage, à la bohème.

     

    Thierry Aymès

     

    (Copyright: T.Aymès/PACAINFOECO-www.pacainfoeco.com)


    [1] Situation 1, p.47 NRF Gallimard 1992, p.31-35


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique