• - Le Sublime touche, le Beau charme.  (Emmanuel Kant)

     

     

    Dans un style auquel il ne nous a guère habitué, Emmanuel Kant tente une distinction conceptuelle entre le Sublime et le Beau 17[1] ans avant sa Critique de la Raison Pure.  Le texte est en effet surprenant qui nous autoriserait presque à voir en l’auteur comme l’un des précurseurs du romantisme, alors que ce courant artistique ne verra officiellement le jour qu’avec Novalis à la toute fin du XVIIIième.  Avant même d’être ce monstre de rationalité que chacun connaît, Kant aurait-il tout de même connu les tourments de l’âme ?  A en croire l’ouvrage de Arsenij Goulyga, Kant, une vie, la réponse est positive.  Je me plais à imaginer le philosophe phare des Lumières jouant au billard ou aux cartes, éprit de Swedenborg l’illuminé et buvant quelques bières de trop.  Ces occupations me le rendent plus proche, en font un frère humain, et je crois en la vertu pédagogique de l’identification. Il ne fut pas tout de suite cet homme ponctuel au point qu’en le voyant passer sous leur fenêtre à l’occasion de sa promenade quotidienne, les habitants de Königsberg, paraît-il, réglaient leur montre, et c’est tant mieux !  Intéressons-nous à présent à cette distinction et tâchons d’en tirer quelques conclusions.

     

    N’avez-vous jamais dit d’un spectacle, d’un paysage ou d’une œuvre qu’elle est sublime ?  Ce faisant, n’avez-vous pas le sentiment d’avoir utilisé ce terme comme s’il était le superlatif de… beau ? 

     

    Contrairement au Beau, le Sublime renvoie au colossal, au puissant.  Il signifie notre petitesse, la possible vanité de notre existence et vient fouiller dans nos entrailles jusqu’à nous effrayer, jusqu’à nous humilier.  Il donne lieu à des angoisses, à des vertiges, et à ce titre, pourrait bien être la seule affaire des romantiques qui n’eurent de cesse de traquer en leur tréfonds ce qui, par exemple, se levait en écho au déchaînement d’un océan furieux.  Le Sublime est de l’ordre de la nature, de la profusion, de la phusis, quand de son côté, le Beau relève de l’harmonie, de l’ordre.   Il nous déborde de toute part, excède quelque représentation que l’on tente d’en forger.  Qu’il soit en œuvre dans la puissance d’une montagne qui cherche le ciel ou la fougue de la tétralogie wagnérienne, on le reconnaît à sa démesure.  Le Sublime est dyonisiaque, le Beau quand à lui est apollinien. Le Sublime nous écrase, nous touche pour nous écraser.  Il nous porte à saturation jusqu’à nous avaler.  Le Sublime est un ogre ; le Sublime est un monstre ; un monstre qu’il s’agit de dompter en le résolvant en beauté.

    Contrairement au Beau qui nous charme, au Beau qui chante chaque seconde la gloire de la Raison, de sa supériorité sur le geste insu du Vivant ; contrairement au Beau qui nous tient à la claire lumière du jour, au large de la profusion métastatique bien que généreuse de la Nature, contrairement au Beau qui nous déleste de notre poids, qui nous arrache à la pesanteur, le Sublime, lui, nous atteint trop humainement, pénètre jusque dans les couches intimes de notre être.  Aux antipodes du Beau, le Sublime ne ravit pas, dans le sens où ce qui nous ravit nous arrache à notre condition, à notre finitude, nous propulse dans la périphérie d’un ailleurs désincarné et permet la contemplation désintéressée d’un chef-d’œuvre.  Littéralement, le Beau ne nous concerne pas.  C’est bien sûr à dessein que Emmanuel Kant emploie le verbe « toucher » qui empêche l’espace où se déploie, en revanche, le sentiment du Beau.  Le « toucher », autrement dit « l’émouvoir » impliquent un bout portant, un type de connaissance immédiate qui n’autorise pas l’abstraction, qui ne permet pas l’extraction.  Il nous rive à la chair, à la puissance de la chair, à sa nuit.  Le Sublime nous donne des yeux pour nous les arracher dans un même temps.  Il est le signe de notre cécité naturelle quand le Beau nous donne la vue.  Kant aurait-il aimé Wagner ?  L’anoxie rationnelle de sa philosophie que d’aucuns lui reprochent, ne l’eût-il pas, pour finir, interdit du Sublime des œuvres romantiques ?  Nous sommes en droit, ce me semble, de nous poser la question.  

     

    Thierry Aymès

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    [1] Observations sur le sentiment du Beau et du Sublime (1764)


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  • La possession du pouvoir corrompt inévitablement la raison. (Emmanuel KANT)

    Pourquoi la possession du pouvoir corromprait-elle inévitablement la raison, cette dernière n'est-elle pas précisément par définition extérieure à toute forme d'influence, à toute espèce d'intérêt ?  N'y a-t-on pas recours dans le but d'échapper à toutes sortes de turbulences ?  Le sens de l'appareil judiciaire, par exemple, n'est-il pas de garantir la justesse d'une décision en dehors de tout parti pris affectif ou idéologique ? Quid de la citation kantienne dans ce cas ?  La possession du pouvoir serait-elle une exception à la règle ? et pourquoi ?
    Avant toute chose, demandons-nous ce qu'est le pouvoir ?  Vaste question à laquelle je n'ai pas l'outrecuidance de répondre ici de manière exhaustive.  De très nombreux livres ont été écrits sur ce sujet qui le font mieux que je ne suis sur le point de le faire moi-même à cet instant.  Je me limiterai donc à une définition que la phrase paraît impliquer. Gageons que le terme est ici à entendre comme suit : le pouvoir est une autorité, une puissance de droit ou de fait, la situation de ceux qui gouvernent, et excluons d'emblée l'empire que nous pouvons au cas échéant exercer sur nous-mêmes.  Posséder le pouvoir serait alors être en possession de cette puissance, de cette autorité sur les autres.  Que je sois dictateur, Président de la République, PDG d'une entreprise ou moniteur d'auto-école, il est en mon pouvoir de décider à la place de...Je peux par exemple faire exécuter telle personne ou la gracier, jeter en prison telle autre ou le laisser en liberté, licencier mon commercial ou l'encourager et recaler mon apprenti conducteur (tout ceci avec plus ou moins de facilité en fonction du pays où je réside) ou faire preuve d'indulgence, bref... Existerait-il alors comme une griserie du pouvoir qui viendrait altérer la réputée droiture impeccable de la raison en la faisant agir en vue de le maintenir en lieu et place et non par pure nécessité[1] ?  Être en mesure d'avoir le pouvoir sur les autres occasionnerait-il un dérèglement, une perversion de la raison qui, dès lors ne serait plus à même de délibérer de façon désintéressée ? 
    Dans ce cas, force serait de constater que la raison dont semblerait pouvoir théoriquement émaner quelque maxime universelle, quelque impératif catégorique, ne serait pas hermétique à toute remontée, à tout retour, non pas du refoulé, mais de ce que l'homme contiendrait de trop humain, à moins que ce soit de trop animal :  j'ai nommé le désir de tout pouvoir à tout moment, et surtout le désir de pouvoir réaliser tous ses désirs ; je dis bien tous, sans exception !
    Or, si autant qu'il m'en souvienne, le bonheur est, selon Kant, irrémédiablement désuni du devoir ; si tout devoir visant le bonheur est destitué en tant que devoir par le fait même de sa visée.  Si, plus généralement, tout devoir intéressé n'en est plus un pour autant qu'il lorgne du côté des conditions (Bonheur, Pouvoir, Argent, Reconnaissance etc) par delà les propositions rationnelles inconditionnelles (j'agis comme il se doit, non pas pour telle ou telle raison en filigrane, mais parce que la raison m'y oblige sans condition), alors le pouvoir, tout comme le bonheur, peut bien constituer une raison de la raison, son sens vicié. 
    Je décide à la place de...disais-je, et ce faisant, j'étends ma sphère subjective jusqu'à embrasser tout l'univers, jusqu'à connaître la liberté de nier à tout bout de champ l'existence même d'un désir adverse et potentiellement frustrant.  Plus on a de pouvoir sur les autres et moins on est capable de vivre la frustration que génère une résistance.  Freud, 100 ans plus tard, eût pu dire qu'à l'instar de son Inconscient qui ne connaît pas sa finitude et recherche exclusivement son plaisir, tout homme est enclin à se laisser enivrer par le pouvoir jusqu'à en faire effectivement le sens même de ses décisions, dès lors inévitablement corrompues au sens kantien.  Je décide à la place de...pour pouvoir continuer à décider à la place de...voilà l'écueil, le cercle vicieux auquel, semble-t-il, nul être ne saurait échapper.  Kant pessimiste ?  Peut-être un peu quand même.  La Raison kantienne ignore peut-être les raisons, mais l'homme, selon toute vraisemblance, la dédaigne plus souvent qu'à son tour.

    Sans doute est-il louable de souhaiter, plus loin encore que le philosophe des lumières, que chacun puisse un jour se gouverner lui-même dans le respect d'autrui, et atteigne enfin sa majorité sous l'égide d'une Raison souveraine, mais il n'est pas idiot de penser que l'anoxie enivrante de cette cime-là n'est pas près d'être atteinte.

     

    Thierry Aymès

     

    (Copyright: T.Aymès/PACAINFOECO-www.pacainfoeco.com)

     



    [1] Caractère de ce qui ne peut pas ne pas être.


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